
Je vois la lumière du jour se faufiler sous la porte d’entrée. La meute derrière moi est toujours à bonne distance, mais pas assez pour que je me permette de m’arrêter le temps d’ouvrir la porte. Je plonge vers elle, épaule en avant en espérant que les films disent vrai et que les portes se défoncent facilement.
« Vincent, arrête ! »
Sandrine ! C’est Sandrine. Je sais ce qu’elle fait. Elle a raison, je ne devrais pas sortir et mettre en danger d’autres personnes. La raison m’impose de me sacrifier mais, là tout de suite, je ne me sens pas vraiment l’âme d’un héros. Tant pis pour le monde, je vais juste essayer de sauver ma peau et j’improviserai après. Pardon Sandrine mais je ne peux pas t’écouter.
« Je t’aime Sandrine », crié-je au moment où mon épaule touche la porte. Quel con, c’est pathétique comme déclaration d’amour. En plus, je n’ai pas pu finir ma phrase, j’ai juste crié « Je t’aime San ». Ça ne veut rien dire, ça ne ressemble à rien. Mais je ne veux pas mourir avec cette phrase coincée en moi. L’humidité ambiante a déjà bien entamé le bois de la porte et celle-ci ne m’oppose qu’une faible résistance. Par contre, les films ne disent pas à quel point ça fait mal de fracasser une porte, ni à quel point les échardes sont vicieuses. Je me retrouve avec une bonne dizaine de petites blessures, dont une très près de l’œil. Mais je suis dehors, c’est le plus important. Il sera temps de panser mes plaies quand je m’en serai sorti. Si jamais je m’en sors. Je prends à droite. Aucune raison particulière. En fait, aucun chemin ne me semble être le bon. Pourtant, sans le savoir, j’ai bien choisi. La route que je parcours à toute allure finit par longer un grand lac. On dirait que la chance est avec moi … elle essaye sûrement de se faire pardonner mon éternument.
L’eau ressemble à du sang sous la lumière du soleil couchant. Une grande étendue de sang … comme partout sur Terre … la planète bleue est devenue plus rouge que mars avec tout ce sang que nous avons fait couler. D’abord les gens infectés, puis les animaux que nous avons tués pour nous nourrir … les vaches, les poules, les chèvres … puis les chiens, les chats, les rats … La survie remet les choses à leurs places. On ne se nourrit pas par plaisir ou pour flatter nos papilles, on se nourrit pour ne pas mourir. J’étais végétarien avant la pandémie. Aujourd’hui, je mange ce que je peux. De toute façon, on n’a plus vraiment de planète à sauver. Désolé Greta mais la donne à changer, les priorités ne sont plus les mêmes.
Je plonge. L’eau est terriblement froide mais je sens que c’est la meilleure chose à faire. Plonger et jouer au mort. L’obscurité qui s’abat sur la ville va peut-être m’aider à passer inaperçu. En tout cas, je l’espère.
Combien de temps faut-il tenir ? Après combien de minutes mes assaillants vont-ils abandonner ? 5 ? 10 ? Et combien de temps suis-je capable de tenir en apnée ? Sûrement pas aussi longtemps. Surtout après cette course effrénée. Alors je décide de nager sous l’eau, tant pis si ça trouble un peu la surface et trahit ma présence. On va voir si la chance continue d’être de mon côté. J’avance lentement sans savoir où je vais. Je n’ai aucune idée de ce qui se trame à la surface, je n’y vois rien. L’eau est trop sale. J’avance encore. Mes poumons commencent à brûler. Il me devient difficile de retenir ma respiration. Le froid de l’eau engourdit mes membres, rendant ma progression plus difficile encore. Mais j’avance. De plus en plus lentement. Je sens mes poumons se serrer. De plus en plus fort. Jusqu’à en avoir mal. Ma gorge se noue. Mes lèvres se débattent pour échapper à mon contrôle et s’ouvrir enfin. Je sers les dents. Encore un peu. Allez, encore un peu. Je ne peux pas prendre le risque de remonter trop tôt et ruiner ainsi tous mes efforts. Soudain, ma main touche un pilier en bois. La même main qui avait agrippé la rambarde de l’escalier. Serait-ce un signe ? Je remonte le long de ce bois. Lentement, malgré les douleurs et la fatigue qui m’implorent de vite sortir de l’eau pour reprendre mon souffle. La lutte est terrible. Le pilier affreusement long. Mais j’y arrive enfin. Je crève le plafond rouge sang de ce lac salutaire et prends une immense inspiration. Je regarde autour de moi. Je suis sous un ponton. Le ponton duquel je sautais quand j’étais petit. Pourquoi n’y avais-je pas pensé tout de suite ? A moins que, justement, mon corps m’ait amené là sans que j’en ai réellement conscience. Instinct de survie ? Sans doute. Le corps a sa propre mémoire. J’entends le groupe de Marc. Ils ne sont pas loin et parcourent les bords du lac à ma recherche. Mais le soir tombe et ils n’ont pas eu le temps de prendre des lampes de poche. Je reste immobile, agrippé au rondin, ne laissant sortir de l’eau que le strict minimum pour respirer. J’ai terriblement froid mais il faut que je tienne.