
Un immense tag coloré donnait un semblant de vie à l’unique mur de cet endroit. C’était un lieu de rien, un renfoncement dans le relief du bord de route, une place perdue. Un jour, les grues sont arrivées et se sont misent à creuser. Il y avait du relief, soudain, mais sous le niveau du sol. Des monticules concaves, une plongée sans passion dans les entrailles de la terre. Éventré, cet endroit ne perdait, ni ne gagnait, de charme. Il restait laid, autrement. D’autres engins sont arrivés, des personnes se sont affairées. Des fourmis qui, de gestes anodins en mouvements précis, ont commencé à créer un bâtiment. Sculpture sans âme aux lignes bien droites, assemblage de gris, mécano pour grands garçons.
Chaque jour, je suis passé devant le chantier, suivant sa lente progression. « Encore des appartements, sûrement », me disais-je avec lassitude. La verticalité ne cesse de gagner du terrain et nous écrase de plus en plus. Le soleil disparaît derrière ces mastodontes de béton et de métal, nous réduisant en la plus sombre nuance du gris de notre monde moderne. Fade.
Je n’ai jamais aimé le métro. Il m’oppresse et me déprime. Les longs tubes de grisaille nous transforment en êtres déshumanisés, où chacun évite le regard de l’autre … par peur … par résignation … par habitude. Chacun fixe alors ses yeux sur le bout de ses chaussures sans vraiment les regarder. Nos regards ne sont que des fenêtres derrière lesquelles il n’y a personne. Mais il faut faire attention, on n’oriente pas les vitres n’importe comment, il y a des reflets qui dérangent. Dans ma campagne, les routes se transforment en métro. Elles sont serties dans la pierre, comme des sillons creusés à même la roche. On manque d’horizon. Il y a toujours le ciel au-dessus de nos têtes mais il se réduit inexorablement à chaque immeuble qui pousse. C’est la triste métrotisation de nos routes … la tunnellisation de nos chemins quotidiens … on passe d’un tube à l’autre, lente et morne avancée dans les intestins du monstre moderne : la ville.
Il y a quelques jours de cela, une vitrine est apparue sur le nouvel immeuble, laissant apparaître une boutique en devenir. Le nom est ensuite apparu : Bitaine, sandwicherie. En-dessous, une phrase toute simple mais qui sonne comme une lueur d’espoir inattendue en ces temps troublés : ouverture le 26 octobre. D’ordinaire, j’aurais trouvé ça normal et ne l’aurais même pas relevé. Mais là, en pleine deuxième vague (ou continuation de la première … ou simple conséquence de nos incuries) du coronavirus, cette promesse d’ouverture sonne comme un acte de résistance … une marque de courage. Sur le champ de bataille, quelqu’un se relève et dresse fièrement le poing en criant : « en avant ! ». Ouvrir une sandwicherie, aujourd’hui, force l’admiration. Bravo à la personne qui a eu le cran de braver le pessimisme ambiant. Bravo à celle ou celui qui a décidé de pourfendre la morosité et la résignation. J’irai à cette sandwicherie, c’est promis. Il ne s’agit pas d’en faire la publicité, mais simplement de mettre en lumière les héros ordinaires qui trouvent encore l’énergie et la volonté d’avancer et de créer.
Il est décidément bien étrange ce monde … elle est bien triste cette époque … où l’ouverture d’un commerce nous surprend alors que les faillites se noient dans la masse des mauvaises nouvelles ordinaires. On annonce des fermeture d’usines, des gens qui perdent leur travail, des familles qui n’ont plus de quoi se nourrir quand vient la fin du mois … et c’est à ce point fréquent et répétitif que ça se transforme en bruit de fond … en rengaine qu’on n’entend plus. L’esprit résiste comme il peut … il met un voile d’indifférence sur les drames qui nous entourent. Heureusement, nous restons perméables aux bonnes nouvelles. La musique continue de nous faire danser, même si c’est à présent isolés (cloîtrés) dans nos maisons et appartements. L’art met encore des étoiles dans nos yeux. Les sandwichs nous mettent encore en appétit. Résistons. N’oublions pas que le plus important n’est pas de sauver notre vie biologique mais de préserver ce qui nous rend réellement vivants : les émotions.
Vincent